Rien n'est
arrivé
«Que cela arriverait un jour, qu'on serait là, dans ce train en partance, la tête et le cœur chavirés, c'est comme si on l'avait toujours su..»
Une jeune femme prend le train pour le Sud de l’Italie où elle va rejoindre son père mourant. Mais rien ne se passera comme cela aurait dû se passer. Parce qu’un homme s’assied en face d’elle, parce qu’ils se parlent et se plaise, parce que le train s’arrête en pleine campagne, parce que la vie prend parfois d’étranges directions.
Que cela arriverait un jour, qu'on serait là, dans ce train en partance, la tête et le cœur chavirés, c'est comme si on l'avait toujours su, comme si chaque heure vécue ne l’avait été que pour nous rapprocher un peu plus de celle qu’on avait tant de fois imaginée et redoutée, peut-être rêvée aussi, et l’on pensait bien que ce serait déclenché par un coup de téléphone trop tardif ou trop matinal pour ne pas faire battre le cœur – ça ne peut être qu’une mauvaise nouvelles, les bonnes nouvelles respectent les horaires de bureau et le sommeil des fonctionnaires, elles peuvent toujours attendre une heure ou deux ou même le lendemain, les bonnes nouvelles, on conçoit aisément en être l'unique dépositaire quelque instant encore, je suis seule à savoir, je croise ces gens, ces ignorants, ils me voient mais ne se doutent pas de ce qui gonfle ma poitrine, bien sûr, je vais le dire, mais pas tout de suite, pas déjà.
Un coup de téléphone, un appel, tard dans la nuit ou avant l'aube, et on se met en route vers celui ou celle qui meurt au loin, à peine le temps d'enfiler un pantalon, de jeter un pull et une brosse à dents dans une valise, à peine le temps de s'effrayer de ne pas avoir le temps d'en faire plus – ce visage, dans le miroir du corridor, puisque c'est le mien, puisque c'est ainsi que je suis dans le sommeil et la douleur confondus, rides et rictus, et toujours ce questionnement perpétuel, si telle est mon image dans les circonstances les plus aiguës de ma vie, autant ne pas chercher à la masquer, autant la présenter nue, bientôt, aux certitudes et aux paroles définitives.
C'est après, une fois assise sur son siège, seule au milieu des autres passagers, qu'on réalise qu'on s'était déjà vue contre cette vitre, qu'on s'y était vue d'ailleurs le cœur et les yeux fermés – mais ce n'était rien en réalité puisque alors l'absent ou l'absente vivait encore, là où il vit peut-être encore un peu à présent, peut-être plus, ce n'était rien puisqu'on le savait s'éveillant quelque part, mangeant, dormant, heureux ou malheureux, on écrivait des lettres, on se téléphonait le dimanche soir, on se rassurait, on se mentait. (…)
(…) Au même moment, dans un lieu somme toute peu éloigné de celui-ci, un enfant court dans un jardin; il court, les mains tendues vers le ciel, parfois il abaisse les bras, vers la droite, vers la gauche, les maintenant toujours tendus et parallèles, et il regarde le ciel, toujours, et si nous aussi on lève les yeux, on voit un grand oiseau qui plane au-dessus de lui, une buse peut-être, à cette distance il est difficile de le dire avec certitude, alors on comprend, on comprend que l'enfant joue à ce que l'oiseau soit un cerf-volant, et des fils imaginaires qu'il a tendus entre ses mains et les ailes de l'oiseau, il guide son vol, et ses cris sont ceux du bonheur de se figurer ainsi maîtrisant la course lointaine du rapace.
Traductions : Allemand, par Claudia Steinitz / Italien, par Monica Pavani