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Presque jour
(pièce inédite)

«C’est à mon tour de me protéger, je me protège d’être là, d’être debout, je me protège de t’avoir proposé ce lit, d’avoir posé sur toi cette couverture»

Presque jour

Texte inédit traduit en italien
et joué au Teatro off de Ferrara
au printemps 2015  :

couverture Presque jour

Lorsqu’Anna ouvre sa porte à Marie, tant de souvenirs s’engouffrent avec l’adolescente dans l’appartement. Marie était une amie de la fille d’Anna. Elles étaient enfants, alors, et tout paraissait si simple. Anna et Marie vont se parler sans presque se rencontrer. Leurs monologues se croisent, s’évitent, veillent sur l’autre dans son sommeil.

quelques images...
quelques pages...

Extraits de Presque jour

Anna

On devrait dire à ta mère que tu es là. Je devrais lui dire. Elle s’inquiète peut-être. Ou pas. Mon Dieu, si elle ne s’inquiétait pas. Qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Tu as les cheveux mouillés, regarde-moi ça, ils sont trempés, tu vas prendre froid. C’est si bon, de pouvoir dire ça, juste ces mots, tu vas prendre froid, tu as mis un pull ? Je me souviens aussi de A quelle heure est-ce que tu rentreras ? Tu n’as rien oublié ? Je me souviens aussi de Tu veux manger quelque chose ? Tu m’appelleras pour me dire que tu es bien arrivée ?

Je ne vois pas ton visage. Mon frère dormait comme ça, les doigts sur les yeux, comme s’il voulait les tenir fermés. Pendant des années je l’ai vu dormir ainsi. Je trouvais étrange qu’on puisse garder cette position pendant son sommeil. Peut-être est-ce encore le cas. Je ne le sais pas. Je ne le vois plus dormir depuis si longtemps,

Toi ce ne sont pas tes doigts, mais ta main serrée, que tu tiens devant ton visage. Tu te caches de qui ? Tu te protèges de quoi ? Pas de la lumière en tout cas, pas ici, on est déjà presque entièrement dans le noir. Mais les jours s’allongent, demain on sera le 1er février et le 1er février il fait encore un petit peu jour à 6h du soir, c’est ma mère qui me l’avait fait remarquer, une phrase, comme ça, qu’elle répétait chaque année parce qu’elle donne du courage pour ce fichu mois de février alors moi, depuis, je le guette, ce presque jour, je le guette et à mon tour je l’annonce, comme on le ferait d’une bonne nouvelle, je le dis aux gens, la plupart n’en ont rien à faire mais c’est comme pour tout, il suffit d’une personne, c’est pour ça que j’aurais aimé enseigner, pour ce seul enfant, au fond de la classe bien sûr, presque pas tout à fait là d’ailleurs, presque toujours un peu en allé, ou pas encore vraiment arrivé, dont le visage s’illumine soudain, pour une phrase saisie au vol, alors on sait que les choses continueront, il y a peut-être quelqu’un, en ce moment, la tête contre une vitre qui se dit tiens, pour un peu il ferait presque jour encore, mais bien sûr, demain c’est le 1er février...

Je l’avais dit à Lucie. Tant de fois. Est-ce que les belles choses, on peut les dire trop de fois ?

Je vais aller allumer une lampe au salon, je reviens, je ne serai pas longue, heureusement que tu ne m’entends pas, heureusement que je ne parle pas, j’aurais l’air de quoi, une folle, une folle d’inquiétude pour une fille qui n’est pas la mienne et qui est arrivée chez moi, les cheveux trempés, les pantalons aussi, les yeux pleins de larmes, et tout ce mascara qui avait coulé et qui te donnait un air de clown à l’envers, alors oui il y a de quoi s’inquiéter, parce qu’une fille en détresse, elle devrait aller chez sa mère, pas chez une autre, pas chez une presque inconnue, ce n’est pas dans l’ordre des choses, ça,

Voilà, la lampe est allumée, la petite, pas la suspension, juste la petite lampe verte près de la fenêtre, tu sais, parfois je descends dans la rue et je regarde, je regarde mon appartement avec les yeux d’un passant, d’une passante, qui se promènerait par là et que cette lampe verte près de la fenêtre intriguerait ou charmerait tout à coup, elle – oui, ce serait une femme je crois – elle penserait que ça donne envie d’y entrer, dans cet appartement, dans cette pièce faiblement éclairée, y entrer et s’y installer, une tasse de thé à la main, le thé et les lampes, de tout temps ça a fonctionné ensemble, va savoir pour quelle raison, alors moi je reste quelques instants dans la rue, pour penser à toutes ces choses, je regarde avec les yeux d’une autre, d’une étrangère de passage, ça me fait du bien, ça m’apaise toujours, et puis je rentre chez moi et je m’assieds dans le fauteuil beige, celui qui est à côté de la petite table sur laquelle j’ai posé la lampe verte, je m’assieds et je regarde la rue, le dehors, les arbres comme des ombres,

Tu as bougé, tu vas peut-être te réveiller. Mais non, comme si j’avais oublié. Ce que c’est qu’une fille de dix-huit ans qui dort. Je n’ai rien oublié. Combien de temps ça va durer, tout ça ? Combien de temps ça peut durer ?

Je devrais partir mais je reste là, debout dans cette pièce ; je ne sais pas quoi faire de moi, de mes bras, je les tiens croisés contre ma poitrine, c’est à mon tour de me protéger, je me protège d’être là, d’être debout, je me protège de t’avoir proposé ce lit, d’avoir posé sur toi cette couverture. Il faut que je te laisse dormir ; si tu te réveillais et me trouvais ici, tu penserais quoi ? J’aurais l’air d’une cinglée qui murmure toute seule. J’ai l’air d’une cinglée qui murmure toute seule, (…)

Marie

C’était elle, quand elle m’a vu, elle a dit Ah tu es réveillée, puis Tu as dormi longtemps, c’est bien. Elle m’a souri. Elle a dit Je suis allée chercher du pain, des croissants, est-ce que tu as faim ?

Moi je restais debout là, soudain trop grande, trop vieille pour cet appartement, soudain déplacée, comme si, tant que je pleurais, tant que je dormais, je pouvais encore faire illusion, mais là à présent, mes dix-huit ans, ils nous éclataient à la figure, j’ai la même taille qu’elle, je dois m’y faire, elle doit s’y faire aussi, hier on n’avait pas eu le temps, ou pas le courage, pour ce genre de choses, tu as grandi, c’est à peine si je te reconnais, pas le courage de faire semblant puisqu’elle m’a reconnue tout de suite, elle essaie d’enlever son manteau, le pain dans ses mains, toujours, je le lui prends, je lui dis que la soupe, cette nuit, elle était bonne, elle me demande si je bois du café à présent, je lui dis que oui, parfois, et que j’en veux bien, quand elle récupère le sachet de papier ses doigts m’effleurent et je sens qu’ils sont glacés,

On a mangé, enfin, surtout moi, elle elle me regardait et elle parlait, elle ne me posait pas de questions, elle me racontait ce qu’elle avait vu en ville, lorsqu’elle était sortie ce matin ; en quittant l’appartement elle était descendue en direction du lac, elle avait marché un moment sur les quais et en arrivant au parking de la piscine elle avait découvert qu’on y avait installé une sorte de Luna Park, très petit, un peu misérable je crois qu’elle a dit, des autos tamponneuses, un carrousel, un manège avec des balançoires qui tournent et s’élèvent de plus en plus haut, comme dans les livres pour enfants, avec les jupes des fillettes qui s’envolent, et puis un vendeur de barbe-à-papa, et aussi ces pinces avec lesquelles on attrape des peluches, tu sais, et elles retombent toujours avant d’arriver vers toi, c’est pour ça qu’il faut choisir les plus légères, ou celles qui ont des formes où la pince s’accroche facilement, il faut préférer les animaux avec de grosses pattes, de larges oreilles, ou même simplement un petit ruban – parfois, avec un peu de chance, la pince s’accroche au ruban et alors c’est gagné, à quoi ça tient tout de même, elle parle encore, Anna, elle remplit tout l’espace de la cuisine de ses mots, Lucie adorait ça, poursuit-elle, chaque année on allait passer quelques jours à Palavas-les Flots, tu as dû en recevoir, des cartes postales de Palavas-les Flots, avec le canal, ou les chevaux, ou les flamands, et le soir, on allait au Luna Park, on tournait longtemps autour des cages transparentes pour choisir celle qui contenait les plus jolies peluches, les plus douces, et dans sa valise, au retour, il y en avait bien une dizaine, de toutes les couleurs, des ours, des lapins, des poissons, des chiens, tu aurais vu ça ; elle adorait ce jeu, vraiment ; tu sais, ce matin, j’ai repensé à vous deux, petites, les goûters dans la cuisine, les crêpes, ce temps si heureux, si facile,

Elle se tait, et elle regarde son café comme s’il contenait les souvenirs que ses mots font naître, elle se tait parce qu’elle se rend bien compte qu’il faudra que je parle à mon tour, qu’elle ne pourra pas, heure après heure, noyer mon chagrin dans ses phrases à elle, sauver mon vertige avec ses abîmes, rafraîchir mes brûlures avec ses déserts, il faudra bien qu’elle dépose ses armes et ses larmes, c’est le moment, alors enfin elle se tait, (…)


Vers les extraits en italien :
Ci si vede ancora

Traduction de Monica Pavani

quelques mots...